Les bibliothèques nationales européennes réagissent au projet de bibliothèque numérique de la société californienne Google. Dix-neuf d'entre elles viennent de signer une motion destinée à "appuyer une initiative commune des dirigeants de l'Europe visant à une numérisation large et organisée des oeuvres appartenant au patrimoine de notre continent."
Google, qui développe l'un des plus puissants moteurs de recherche sur la Toile, avait annoncé le 14 décembre 2004 le lancement d'une bibliothèque virtuelle (gratuite) de quinze millions de titres imprimés (environ 4,5 milliards de pages).
Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France (BNF), intervenait dans les colonnes du Monde (le 22 janvier 2005) pour appeler ses homologues de l'Union européenne à élaborer un contre-projet européen. Il précisait qu'"une telle entreprise suppose au niveau de l'Union une étroite concertation des ambitions nationales pour définir le choix des oeuvres. Elle appelle aussi le soutien des autorités communautaires pour développer un programme énergique de recherche dans le domaine des techniques qui serviront ce dessein."
Les bibliothèques nationales d'Allemagne, les pays du Benelux et l'Italie ont signé la motion, suivis par l'Autriche, le Danemark, l'Espagne, la Finlande, la Grèce, l'Irlande et la Suède, et ainsi que presque tous les Etats de l'ancien bloc communiste : Estonie, Hongrie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie. En plus de ces 19 pays, Chypre, Malte et le Portugal ont donné leur accord verbal et doivent le confirmer par écrit.
Le Royaume-Uni élément capital en raison de la richesse de ses bibliothèques publiques et d'abord de la prestigieuse British Library a décidé d'apporter un "soutien explicite à l'initiative" sans signer la motion... On attend encore la réponse de la Lettonie.
Pour que l'initiative de la BNF ne reste pas un voeu pieux, il faut que les responsables politiques prennent le relais. Lors des Rencontres pour l'Europe de la culture, qui doivent rassembler à Paris, les 2 et 3 mai, la plupart des ministres de la culture de l'Union, Jacques Chirac devrait, dans son discours inaugural, évoquer ce programme. Car si les bibliothèques européennes veulent être à la hauteur du projet Google Print, il leur faudra aligner un budget comparable, c'est-à-dire de 150 ou 200 millions de dollars, soit presque autant en euros.
La somme, indique M. Jeanneney, n'est pas si considérable par rapport aux grand projets européens. Dans un petit livre qui vient de paraître, Quand Google défie l'Europe, plaidoyer pour un sursaut, il considère l'initiative californienne comme "un choc stimulant" et non comme un "défi" guerrier.
"DISPERSION DU SAVOIR"
M. Jeanneney développe là les arguments esquissés dans Le Monde : ne pas laisser toute la place à une vision univoque (et américaine) du monde, proposer une alternative à la marchandisation d'un pan considérable du savoir. Cette alternative, dit-il, doit être transnationale, publique et européenne. Il s'agit pour les futurs partenaires de pousser conjointement un projet industriel ("logistique du maniement des livres, système de numérisation, procédés de qualification des documents" ) et un projet scientifique ("comment mettre à disposition des richesses intelligemment choisies et utilement organisées en corpus ?" ).
Pour M. Jeanneney, il n'est pas question de laisser les politiques se mêler directement des contenus. Des conseils scientifiques européens, composés de bibliothécaires, de conservateurs, d'informaticiens et de savants de toute nature, pourvoiraient à les définir. Une instance qui en serait l'émanation déterminerait une stratégie collective. Elle "s'attacherait à encourager tous les choix privilégiant la mémoire des échanges d'une nation à l'autre." Et devrait répondre "à cette inquiétude lancinante du n'importe quoi, de la dispersion du savoir en poudre" , caractéristique à ses yeux du projet Google, "dont le président des bibliothèques américaines - Michael Gorman - s'est fait le dénonciateur persuasif et inquiet."
Reste un risque majeur : face à la souplesse et à la détermination d'une entreprise privée, disposant de moyens financiers très importants, l'Europe risque d'opposer à la firme californienne une complexe usine à gaz, addition d'administrations atomisées, jalouses et paralysées par des interférences politiques.
Quand Google défie l'Europe, plaidoyer pour un sursaut, de Jean-Noël Jeanneney. Ed.Fayard, coll. "Mille et une nuits" , 114 p., 9 €.