Entrevista a Günter Grass

Daniel Vernet
LE MONDE DES LIVRES | 06.10.05 |

La table est jonchée de feuilles de papier noircies que Günter Grass range soigneusement sur deux piles, ce qui a été relu et ce qui ne l'a pas encore été. C'est le manuscrit de son prochain livre, une autobiographie, qui paraîtra à l'automne prochain: Une autobiographie écrite à ma façon , précise Grass, avec tout le scepticisme qui s'attache à l'exercice autobiographique. Ce qui s'est passé voilà cinquante ans, je le raconte tantôt comme ci, tantôt comme ça, selon les interlocuteurs, avec une palette de variations. Cette autobiographie est aussi une protestation comme la prétention à l'existence d'une seule vérité. Il y a plusieurs vérités." Le livre couvrira ses jeunes années, depuis son enfance à Dantzig (aujourd'hui Gdansk, en Pologne) jusqu'à son séjour parisien à la fin des années 1950. "Après, ce n'est pas aussi intéressant. C'est connu. Mais ça m'a titillé d'écrire sur l'évolution d'un jeune homme qui a été soldat à 17 ans puis prisonnier, qui ensuite a cherché sa voie comme sculpteur avant d'entrer peu à peu en littérature."

Günter Grass reçoit dans sa maison du Schleswig-Holstein, à quelques kilomètres de Lübeck, dans un paysage de lacs et de collines qui ressemble à sa région natale de Gdansk. Le bureau de l'écrivain jouxte l'atelier du sculpteur. Grass travaille par cycles. Après avoir achevé son autobiographie, il va revenir vers les danseurs et danseuses de terracotta préparées pour une prochaine exposition.


Quelques jours auparavant, dans une petite ville voisine, il a lu en public des passages de son roman Ein weites Feld (Toute une histoire, Seuil, 1997), qui a pour toile de fond la réunification. C'était juste avant le 3 octobre, le jour de l'unité, qui est devenu la fête nationale allemande. Grass a gardé son attitude critique envers la manière dont les deux Etats allemands ont été unifiés : "90 % de l'Est appartient à l'Ouest . C'est une expropriation terrible, dit-il, et beaucoup d'erreurs sont irréparables. L'Ouest n'a pas accepté la biographie des Allemands de l'Est, qui ont porté le poids le plus lourd de la défaite, alors que les Allemands ont commencé la guerre et l'ont perdue ensemble. A l'Est aussi, il y a eu une reconstruction qui, selon les critères occidentaux, n'a pas été particulièrement formidable, mais qui était tout de même une performance. Tout a été balayé parce que ça avait été fait sur le modèle est-allemand. C'est une arrogance occidentale que nous continuons de payer."

Si la littérature a un effet, avec retard sinon c'est "de l'agit-prop", c'est de faire ressurgir ce qui a été perdu, non de le reconquérir mais de le remettre au jour alors qu'il risque d'être enfoui sous le poids du passé et de la politique. "La littérature est un antipoison contre l'oubli" , dit le prix Nobel 1999. Depuis Die Blechtrommel (Le Tambour, Seuil, 1961) jusqu'à Im Krebsgang (En crabe , Seuil, 2002), il a, dans le style du roman picaresque qu'il revendique, voulu écrire l'histoire d'en bas, du point de vue des perdants et des vaincus ­ "La victoire rend idiot" , affirme-t-il. Il se réfère volontiers au Simplicissismus de Grimmelshausen. Ce roman du XVII e siècle, le premier qui ait compté en langue allemande, décrit la vie quotidienne pendant la guerre de Trente Ans mieux que tous les ouvrages scientifiques. Certains critiques de gauche ont reproché à Grass d'avoir, dans En crabe, présenté des Allemands, embarqués sur le paquebot Wilhelm-Gustloff qui fut envoyé par le fond par une torpille soviétique en janvier 1945, comme des victimes de la guerre, brisant ainsi un tabou de la gauche allemande. Grass assume : "Oui, des victimes de leur propre histoire, dit-il. La génération 68 ne voulait pas en entendre parler. A juste raison, elle a protesté contre la génération de ses pères qui s'était tue. Mais elle ne voulait pas non plus prendre en compte ce que cette génération, par sa propre faute certes ­ - c'est elle qui a porté Hitler au pouvoir ­ - avait souffert."

Le rappel des souffrances des Allemands pendant la guerre et dans l'immédiat après-guerre avec les 12 à 14 millions de réfugiés expulsés de Pologne, des Sudètes ou de Prusse orientale, ne doit pas être un sujet interdit, sinon la droite l'accapare. Günter Grass n'en est pas moins hostile au projet de création à Berlin d'un centre de recherche sur les réfugiés : "Ce serait bien qu'on en crée un en Europe mais sous responsabilité européenne, pas allemande, ou d'ailleurs polonaise."

Dans les années 1980-1990, les jeunes auteurs allemands ont essayé de se détourner de l'histoire. Ils écrivaient une littérature que Grass qualifie de "nombriliste" ­ "à trente ans et moins, ils rédigeaient déjà leur autobiographie". La réunification leur a apporté une nouvelle thématique. Les Allemands n'échappent pas au passé, sous une forme ou sous une autre. La confrontation est permanente, comme la tentation de tirer un trait. "Bien sûr, mes petits-enfants sont plus sûrs d'eux que mes enfants, y compris à l'étranger, en tant qu'Allemands , explique-t-il. Mais la discussion sur le passé remonte, de génération en génération. Et je considère que c'est un bien. On peut dire que nous n'avons pas le choix. La défaite a été telle que nous ne pouvons pas faire autrement. C'est peut-être une ironie de l'histoire que l'on n'arrive à une analyse de son propre comportement que grâce à une défaite aussi totale. Quand je pense que les puissances victorieuses, qui ont des crimes beaucoup moins graves à se reprocher, par exemple le colonialisme, refusent de les voir, c'est un scandale."

Günter Grass n'est pas un écrivain militant. C'est un écrivain qui se souvient d'être aussi un citoyen. Il ne conçoit pas l'engagement comme la signature à répétition de manifestes de protestation mais comme la participation au travail "modeste et pénible" de la politique, par exemple les campagnes électorales. Grass a commencé dans les années 1960 aux côtés de son ami Willy Brandt, et a continué jusqu'aux dernières élections. Gerhard Schröder lui parait être un "pragmatique consciencieux" qui n'a pas la vision politique du premier chancelier social-démocrate de la République fédérale, mais "il est faux de dire que le SPD de Schröder et la CDU d'Angela Merkel, c'est la même chose" . Grass, qui rend hommage aux Verts pour avoir "enrichi" la politique social-démocrate avec des préoccupations écologiques mais leur reproche d'être restés trop proches de leur classe moyenne d'origine, ne veut pas de l'orientation "néolibérale" défendue par les démocrates-chrétiens. La grande coalition qui se profile à l'horizon lui semble un moindre mal. La première fois que les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates s'étaient retrouvés ensemble au gouvernement, c'était de 1966 à 1969, il avait qualifié cette alliance de "misérable mariage". Quarante ans plus tard, elle semble être la seule solution pour réformer l'Allemagne. "Il faut revenir à l'économie sociale de marché, dit Günter Grass. Depuis que le capitalisme n'a plus de contrepoids, il est devenu fou. Tout ce qui fait l'économie de marché est détruit par des méthodes anticapitalistes au sein même du capitalisme. On ne peut pas l'abolir mais il faut le civiliser. Ce devrait être l'objet des efforts européens, y compris comme alternative aux Etats-Unis", ajoute-t-il, en regrettant que, "pour punir Chirac", les Français aient voté contre la Constitution européenne.

Avec quelques intellectuels allemands, il avait signé un appel à "ses amis français" afin qu'ils ne renvoyent pas l'Europe plusieurs années en arrière. En vain. "Ça a été une grande déception", qui ne le dissuade cependant pas de continuer à se mêler de la politique. "Je le fais aussi un peu pour des raisons égoïstes. Je vais avoir 78 ans et je trouverais dommage que cette tradition d'engagement des écrivains apparue en Allemagne après la guerre soit interrompue. Je veux passer le relais à la nouvelle génération. Entre-temps, c'est déjà celle des petits-enfants."

Biographie 
1927 : naissance à Dantzig.
1944 : enrôlé dans la défense aérienne.
1945 : prisonnier des Américains.
1948-1952 : études de graphisme et de sculpture à Düsseldorf.
1953-1956 : étudiant à l'Ecole des arts plastiques de Berlin.
1956-1960 : séjour à Paris.
1958 : prix du Groupe 47, une réunion d'intellectuels critiques, pour le roman Le Tambour. 
1965 : participation à la campagne électorale des sociaux-démocrates.
1966 : participation à des manifestations contre les lois d'exception.
1982 : adhésion au SPD après la fin de la coalition libérale-socialiste.
1983 : protestation contre l'installation des fusées américaines à moyenne portée.
1993 : démission du SPD après l'accord avec la Démocratie chrétienne sur les restrictions au droit d'asile.
1999 : prix Nobel de littérature.