Les nouveaux pièges des sectes

Desconocido
Le Nouvel Observateur a 
Jean-Louis Langlais et Philippe Vuilque 
18 de mayo 2005

Depuis une dizaine d'années, la France s'est dotée d'un arsenal juridique et administratif pour lutter contre les sectes. Pourtant, le danger n'a pas disparu. Bien au contraire. De nouvelles formes d'embrigadement se développent. Par la formation professionnelle, le coaching, le conseil psychologique ou diététique, des «consultants» de tout poil abusent des personnalités les plus fragiles. Charlatanisme, manipulation mentale, escroquerie… Quels sont les nouveaux risques sectaires? Comment lutter efficacement et équitablement? Interview croisée de Jean-Louis Langlais, président de la Mission interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives sectaires, et Philippe Vuilque, député socialiste des Ardennes et membre d'une commission parlementaire spécialisée.

Le Nouvel Observateur. – Y a-t-il recrudescence des sectes?


Jean-Louis Langlais. – Soyons sérieux! Il ne faut pas écouter les observateurs alarmistes. La France n'est pas une terre d'accueil pour les mouvements sectaires. Depuis deux ans, on constate tout à fait le contraire. Les mouvements «orientalisants» de Moon, Hare Krishna ou Soka Gakkai ont disparu. Les raéliens ont prononcé la dissolution de toutes leurs associations françaises: la loi de bio-éthique du 6 août dernier, qui interdit le clonage reproductif et la publicité du clonage, y est sans doute pour quelque chose. Les Témoins de Jéhovah ont transféré toutes leurs activités d'édition, de librairie à l'étranger. Ils ne sont pas revenus en France depuis 2002.
Sur le plan judiciaire, il y a eu des décisions fortes: la condamnation de l'Eglise de Scientologie parisienne pour mauvaise utilisation de fichiers informatiques sur le fondement de la loi informatique et libertés. La Cour de Cassation a aussi confirmé la condamnation des Témoins de Jéhovah à 40 millions d'euros pour dettes fiscales non payées. Enfin, à Nantes, le gourou du mouvement apocalyptique Néophare a été condamné à trois ans de prison avec sursis pour avoir conduit un adepte au suicide. Il a fait appel… J'ajoute que pour la première fois en France, dans une affaire aujourd'hui en appel, la fameuse loi About-Picard de 2001, qui permet de punir l'«abus de faiblesse», a des chances d'être appliquée.
Philippe Vuilque. – Il n'y a pas véritablement de recrudescence du mouvement sectaire. Mais une transformation et une adaptation très pernicieuse que les pouvoirs publics ont du mal à prendre en charge. Les grands mouvements font mine de disparaître pour mieux réapparaître: ils se scindent en une myriade d'associations, de petits groupes locaux particulièrement difficiles à appréhender. Et puis de nouvelles formes d'embrigadement se développent: par la formation professionnelle, le coaching, le conseil psychologique ou diététique, des «consultants» de tout poil abusent des personnalités les plus fragiles… Dans ce contexte, on peut regretter que le gouvernement n'adopte pas une attitude plus offensive…


N. O. – Comment combattre ces nouvelles dérives?


J.-L. Langlais. – Ce n'est pas facile. On assiste à la multiplication de petits groupes qui prospèrent sur les terrains de la santé, du bien-être, du développement personnel, de l'ésotérisme, de l'occultisme, etc. C'est le fruit d'un changement culturel. Les Français sont peut-être moins cartésiens, de plus en plus non conformistes. La vague du New Age, c'est cela. Et je connais beaucoup de gens à qui ça fait beaucoup de bien. Mais certains voient un risque d'emprise dans tout ce qui n'est pas validé par la Faculté ou les grandes religions établies.
Il y a effectivement des gens qui profitent de cet engouement. Vous avez un petit nombre de charlatans, d'escrocs et de gourous qui sont dans une logique de manipulation. Que peuvent faire les pouvoirs publics? Ils ne peuvent réagir qu'au cas par cas, lorsque des individus ou des groupes nuisent à l'ordre public ou contreviennent à la loi. Certaines pratiques ou croyances peuvent se révéler très destructrices pour l'individu mais n'attentent pas nécessairement à l'ordre public. Doit-on intervenir? L'Etat est le garant du respect de la liberté individuelle. Mais, dans l'immense majorité des cas, les adeptes adultes sont consentants. Notre rôle premier consiste donc à assurer la protection des jeunes contre l'abus qui peut être fait de leur faiblesse. Exemple: la transfusion sanguine proscrite par le dogme des Témoins de Jéhovah. Est-ce qu'on peut, contre le gré des parents, transfuser un enfant qui est en danger? La solution fournie par la loi Kouchner, c'est que, le temps des soins, le juge décharge les parents de leur autorité de façon à permettre au médecin de procéder à la transfusion.
Ph. Vuilque .. – Dans la lutte contre les sectes, on agit toujours sur le fil du rasoir. Bien sûr, il ne faut pas que cela tourne à l'obsession. Mais beaucoup d'observateurs, de parlementaires, de membres d'associations d'aide aux victimes ont le sentiment que, depuis quelque temps, les pratiques sectaires se banalisent. Les nouvelles sectes proposent des soins, des conseils, des services divers… Elles y gagnent en crédibilité. Et, à ne pas vouloir désigner les fauteurs de troubles, on s'interdit d'agir. Je fais partie d'un groupe de 70 parlementaires venus de tous les horizons politiques qui réfléchissent ensemble à la question. Nous avons demandé la création de deux commissions d'enquête sur les sectes dans le domaine de la formation professionnelle et le secteur médico-social. Nous attendons une réponse depuis deux ans…


N. O. – L'action des pouvoirs publics aurait-elle faibli ces deux dernières années?


J.-L. Langlais. – On nous fait un mauvais procès. Depuis la création de la Mission interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives sectaires (Miviludes), l'activité des services de l'Etat s'est considérablement accrue. Le conseil d'orientation de la Miviludes rassemble des parlementaires, des juristes, des médecins, des sociologues, des hauts fonctionnaires ainsi que des représentants du Conseil économique et social et des associations. Tous les deux mois, je réunis le comité exécutif interministériel constitué de vingt représentants issus des principales administrations. Nous avons aussi mis en place des cellules de vigilance départementales. Nous en avons créé treize nouvelles cette année. Nous avons sorti des documents, un «Guide de l'agent public», deux rapports annuels (2003, 2004). Les pouvoirs publics français sont sans aucun doute les plus vigilants d'Europe. Mais il est vrai que nous nous sommes moins exposés que nos prédécesseurs. Je n'ai pas couru les plateaux de télévision, je n'ai pas multiplié les interviews comme celle-ci, qui sera certainement ma dernière avant mon départ à la retraite, cette semaine! Et puis je considère que l'Etat n'a pas à être militant en la matière. Je préfère parler de «vigilance et de lutte contre les dérives sectaires» plutôt que de «lutte contre les sectes». Il s'agit moins d'attaquer le mouvement, la doctrine, la croyance que de réprimer les agissements attentatoires aux droits de l'homme, aux libertés fondamentales, aux bonnes mœurs, à l'ordre public… Nous devons garantir le respect de l'ordre public, mais nous n'avons pas à instaurer un ordre moral ni à faire une police de la pensée.
Ph. Vuilque. – Je reconnais le travail accompli par la Miviludes. Mais, dans un cadre si étroit, le gouvernement Raffarin a estimé que la précédente Mission interministérielle de Lutte contre les Sectes (Mils) en avait trop fait, il souhaitait apaiser le débat et normaliser les relations entre le gouvernement français, les pouvoirs publics et les organisations sectaires. Un recentrage qui rend l'action de la Miviludes un peu trop discrète. Directement rattachée à Matignon, elle est gênée quand Sarkozy reçoit Tom Cruise, le VRP de la Scientologie. Et quand des associations locales des Témoins de Jéhovah demandent le statut d'association cultuelle pour bénéficier d'avantages fiscaux. Les préfets et le ministère de l'Intérieur ont tendance à laisser faire au motif que cela ne constitue pas une menace pour l'ordre public. Je fais partie de ceux qui préféreraient qu'on oppose aux demandes de ces associations le principe de la protection des enfants. Les fils et filles de Témoins de Jéhovah doivent suivre l'enseignement du mouvement. Leur santé est mise en péril par les croyances divulguées par cette organisation…


N. O. – Le problème de toute politique publique ne tient-il pas à la difficulté de définir ce que recouvre le terme de secte?


J.-L. Langlais. – La définition est très problématique en effet. On peut reconnaître une secte à quelques critères qui figuraient dans le rapport de la commission d'enquête parlementaire de 1995: déstabilisation mentale, exigence financière exorbitante, rupture avec l'environnement d'origine, atteinte à l'intégrité physique, embrigadement des enfants… Mais cela ne résout pas le problème de l'action publique. Car il y a dans toute secte un élément irrationnel de séduction: la plupart du temps, au départ au moins, la victime est consentante. Comment venir en aide à des gens qui, au démarrage au moins, ont été consentants et heureux? L'autre difficulté consiste à faire la différence entre secte et religion. L'Etat ne peut définir la secte sans définir la religion, et par conséquent attenter à la liberté fondamentale des croyances. Bien des sectes se présentent sous un masque religieux parce que ça leur donne une respectabilité plus grande. Elles se disent «Eglises», même «Eglises athées» comme les raéliens, qui, aux Etats-Unis et au Canada, peuvent ainsi bénéficier d'exemptions fiscales intéressantes.
Nous sommes aussi confrontés au problème du fondamentalisme religieux, y compris à celui des grandes religions établies: catholicisme, judaïsme, islam… Une lecture littérale du dogme religieux peut conduire à des pratiques qui mutilent la liberté individuelle. Récemment, le diocèse de Lyon a dissous une congrégation de femmes dont le comportement ne garantissait pas la totale liberté de conscience. Là, l'Eglise catholique a fait sa propre police. Mais le fondamentalisme touche aussi l'islam. Il y a là un sujet évidemment capital, mais que nous n'avons pas jusqu'à maintenant eu les moyens d'approfondir.
Ph. Vuilque. – Toute religion contient les germes d'une dérive fondamentaliste ou sectaire. Le problème, c'est de définir la frontière entre une pratique respectable et un intégrisme potentiellement dangereux. La Mils avait fourni en son temps une définition assez explicite: «La secte est une association de structure totalitaire, déclarant ou non des objectifs religieux, dont le comportement porte atteinte aux droits de l'homme et à l'équilibre social.» Je pense que les pouvoirs publics français pourraient aussi se référer à une définition éclairante donnée par les institutions belges: est considéré comme une secte «tout groupement à vocation philosophique ou religieuse ou se prétendant tel, qui dans son organisation ou sa pratique se livre à des activités illégales, dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine».


N. O. – Y a-t-il un projet européen spécifique de lutte contre les sectes?


J.-L. Langlais. – Non. Il faudrait rapprocher des philosophies, des notions juridiques et des dispositifs administratifs très différents d'un pays à l'autre. Le concept français de «dérives sectaires» pourrait être transposé. Mais il y a des réticences, notamment dans les pays scandinaves et anglo-saxons, très attachés à la liberté de culte. Quelques pays cependant s'intéressent à notre notion de manipulation mentale: l'Italie et l'Espagne voudraient introduire une loi pour réprimer ce délit. La Belgique également, qui est sans doute le pays le plus proche des conceptions françaises. Et l'Autriche enfin, qui a adopté un dispositif de vigilance proche du nôtre.
Ph. Vuilque. – L'Europe ne fait pas grand-chose contre les sectes. Il y a un embryon de réflexion collective sur le sujet. Tous les pays s'inquiètent de la diffusion des théories New Age, de l'éparpillement des nouveaux groupes et de leur caractère insaisissable. Mais une vraie politique commune reste entièrement à concevoir. En tout cas, il faut arrêter de répéter que le projet de Constitution va mettre en péril la laïcité et faciliter les affaires des gourous de tout poil. Sur ce point, le traité est clair: il reprend une partie de la «Déclaration universelle des droits de l'homme» de 1948. Rien de scandaleux! La règle de la laïcité s'appliquera dans les pays selon la législation nationale et sa propre conception de l'ordre public.


N. O. – Combien y a-t-il en France de victimes des sectes et qui sont-elles?


J.-L. Langlais. – On ne sait pas chiffrer précisément le nombre des adeptes appartenant à des mouvements de caractère sectaire. On a parlé naguère de 400000 individus, puis de 200000… En vérité, on ne sait pas. Je préfère donc ne plus donner de chiffres. Un de nos rapports fait apparaître qu'on dénombre en moyenne une dizaine de mouvements problématiques par département. Quant au profil sociologique des adeptes, contrairement à une idée répandue il ne s'agit nullement d'individus appartenant aux catégories les plus pauvres de la population. Leurs origines sociales et leur niveau intellectuel sont supérieurs à la moyenne. On comprend bien que les sectes ne ciblent pas le quart-monde. Elles préfèrent s'adresser à une clientèle beaucoup plus solvable. D'où le danger des organisations sectaires œuvrant dans les secteurs de la formation ou du coaching, qui recherchent des cadres qui ont des difficultés professionnelles ou familiales. On a aussi observé que les sectes démarchaient de plus en plus volontiers les victimes de catastrophes naturelles. Certaines organisations ont été très actives après l'explosion d'AZF à Toulouse. Ou plus récemment pour porter secours aux victimes du tsunami. Le mouvement scientologue a affrété un avion et établi une mission au Sri Lanka par exemple…
Ph. Vuilque. – Ce qui est intéressant du côté des victimes, c'est qu'elles hésitent un peu moins à témoigner et à porter plainte. La parole n'est pas encore totalement libérée, loin de là, mais l'attention portée au phénomène depuis dix ans, les lois adoptées et les décisions de justice les aident à déculpabiliser. Mais je regrette que le gouvernement n'ait pas appuyé la proposition parlementaire d'allonger le délai de prescription de trois ans à cinq ans pour les faits de manipulation mentale. Les victimes de secte ont besoin de longues années pour se reconstruire, renouer avec leur famille et oser se retourner contre les organisations qui les ont aliénées.


N. O. – Les mouvements sectaires pratiquent le lobbying pour faire avancer leur cause. Parviennent-ils vraiment à infiltrer les hautes sphères de l'Etat, comme on le dit parfois?


J.-L. Langlais. – C'est la théorie du complot. Je ne crois pas du tout à cette menace. Les sectes les plus structurées cherchent surtout à communiquer, à améliorer leur image. Elles le font en recrutant des célébrités. Mais aussi en portant attention aux plus démunis, en prenant partie pour des causes nobles: la lutte contre la drogue, l'assistance aux victimes des catastrophes naturelles, l'aide aux détenus dans les prisons… Ces actions leur permettent aussi d'entrer en contact avec de nouveaux publics.
Ph. Vuilque. – Il faut savoir que toutes les grandes sectes font un lobbying effréné auprès des décideurs politiques et économiques. Nous-mê-mes, parlementaires, sommes assaillis de publications. La Scientologie nous adresse le magazine «Ethique et liberté». Le dernier numéro portait sur «Les jeunes en danger et la psychiatrie». Bien sûr, le nom de la Scientologie n'apparaît pas, mais c'est bien elle qui se cache derrière la «commission des citoyens pour les droits de l'homme en France» qui signe le document. Il n'empêche qu'une vingtaine de mes collègues se sont fait avoir: ils ont été jusqu'à déposer des questions écrites au ministère de la Santé au sujet de la «psychiatrie qui s'en prend aux adolescents», en se fondant sur les informations contenues dans une publication scientologue! L'autre grand danger, c'est évidemment l'attrait que peuvent représenter les people qui embrassent la cause des sectes. Grâce à Sophie Favier, la Kabbale peut passer à la télé…


N. O. – L'argent est le nerf de la guerre. Comment «frapper» les sectes au portefeuille?


J.-L. Langlais. – Il est vrai que c'est en attaquant leur trésor de guerre qu'on peut démanteler certains groupes aux activités commerciales florissantes. Un rapport parlementaire de 1999 sur les sectes et l'argent l'a bien montré. Mais, à se sujet, nous devons respecter la notion juridique du «secret fiscal», à laquelle tous les citoyens sont légitimement attachés. Nous travaillons en bonne entente avec les services fiscaux, mais dans le strict respect de ce principe.
Ph. Vuilque. – J'ai fait partie de la commission d'enquête sur les sectes et l'argent. On en a appris de belles! Bien des responsables de mouvements sectaires que nous avons auditionnés avouaient clairement être là pour faire du fric et se fichaient éperdument des prétentions religieuses de leur mouvement. Alors j'espère que le gouvernement, quel qu'il soit, saura se montrer plus offensif. La personnalité du remplaçant de Jean-Louis Langlais fournira bientôt une bonne indication. En tout cas, les associations de défense et les parlementaires sont, eux, prêts à se retrousser les manches…