L'impasse

Jean-Marie Colombani
LE MONDE, editorial
Article paru dans l'édition du 31.05.05

Franc et massif, comme aurait dit de Gaulle, le non français à la Constitution européenne n'est pas un accident. Il a été émis au terme d'un débat comme il y en a eu peu dans l'histoire de ce pays. Interrogés sur un texte, de nombreux citoyens ont pris connaissance de ses principaux articles et des commentaires opposés qu'en faisaient les promoteurs du oui et ceux du non. Personne ne prétendra que les Français se sont livrés à un pur exercice d'exégèse et qu'ils se sont prononcés pour ou contre le traité constitutionnel en raison de tel ou tel de ses 448 articles.

Une Constitution est en effet un contrat passé entre les citoyens. Comme tout contrat, les termes dans lesquels il est rédigé ont moins d'importance que l'attrait de ce qu'il promet. Le rejet du traité constitutionnel révèle, d'abord, qu'une majorité de Français n'a pas, ou n'a plus, envie de l'Europe. Au point d'avoir pris le risque, et de devoir assumer désormais d'avoir affaibli la position et les capacités de la France en Europe. "On a tous une bonne raison de voter non", avait dit Philippe de Villiers, donnant ainsi un parfait exemple de cynisme dans la démagogie. Tel était, en effet, le message du non. Peu importaient les motifs, pourvu que l'on vote non.

Dans ce scrutin, organisé par un homme qui risque désormais de passer à la postérité comme le Docteur Folamour de la politique, usant contre lui-même à quelques années d'intervalle, de la dissolution et du référendum, l'enjeu concernait en premier lieu une idée. Une idée à abattre. Les tenants du non voulaient en effet en finir avec ce qu'ils considèrent comme le mythe européen. Par nationalisme, par xénophobie, par dogmatisme ou par nostalgie, ils voulaient se débarrasser de cette Europe qui barre l'horizon, qui dérange les habitudes, qui impose des changements. D'autres, qui n'étaient pas anti-européens, se sont laissé convaincre qu'on pouvait dire non à "cette Europe-là" pour en obtenir une autre.

La vérité est que la seule Europe possible est celle que les Européens sont prêts à faire ensemble. Il est à craindre qu'il n'en reste plus grand-chose aujourd'hui. L'Europe est une construction fragile, dont on va peut-être s'apercevoir – mais trop tard – qu'elle est réversible, alors même qu'une part des partisans du non – les plus jeunes – la considère comme un acquis. Elle est en permanence un compromis fragile. La France vient de rompre celui-ci, et prend le risque de voir progressivement détricoter une Europe malmenée par l'appel d'air nationaliste et protectionniste que le non français peut provoquer.

Le non est aussi la victoire d'une protestation tous azimuts. Comme si nous devions vivre désormais dans une démocratie du mécontentement généralisé. Au cœur de celui-ci prend place le niveau – insupportable – du chômage. Alors que son niveau relève bien davantage d'une plus ou moins mauvaise alchimie nationale, le chômage a aussi constitué un reproche adressé à l'Europe. Peu importe que le marché unique, le tarif extérieur commun, la libéralisation des échanges et, dans leurs limites, les politiques communes aient permis de créer ou de sauvegarder des millions d'emplois. Le fait est que le chômage est plus élevé, en moyenne, dans l'Union européenne qu'aux Etats-Unis et que l'élargissement a accru la concurrence.

Mais la vérité est, aussi, que les salariés venus d'autres pays européens sont présents, en France, dans des secteurs où la main-d'œuvre manque, comme le bâtiment ou l'hôtellerie-restauration. Les délocalisations n'en sont pas moins réelles. Tous les jours, ou presque, des entreprises ferment ou réduisent le nombre de leurs salariés et s'installent ailleurs, le plus souvent hors d'Europe. Tous les jours, aussi, des entreprises se créent ou recrutent, mais pas dans les mêmes catégories d'emplois. Pour ceux qui sont victimes de ces mouvements, la réalité est terrible. L'Union européenne n'y est pas pour grand-chose. La compétition internationale est une donnée dont aucun pays ne peut s'abstraire, sauf à faire le choix de l'immobilisme et de la pauvreté. Et l'on ne voit pas par quel tour de passe-passe le fait de leur avoir dit non pourrait inciter nos partenaires à se lancer, comme l'a demandé un Henri Emmanuelli, dans un vaste plan anti-chômage qui supposerait, au préalable, un pas de plus vers une intégration que nous venons précisément de refuser. Première impasse.

Envie d'en découdre

Les pays riches – la Grande-Bretagne, les pays scandinaves l'ont montré – peuvent agir sur leurs marchés du travail ; ils peuvent faire reculer le chômage en améliorant le coût et la qualité du travail. Mais – deuxième impasse – que retenir des différentes protestations, voire de l'envie d'en découdre exprimée par les vainqueurs du 29 mai ? Comment faire le tri ? Auquel de ses porte-parole – Le Pen, de Villiers, Fabius, Besancenot – faut-il accorder le plus de crédit ? Faut-il considérer, avec Nicolas Sarkozy, que la victoire du non impose des réformes "vigoureuses", que l'on ne pourra sauver le "modèle social" français en le réformant en profondeur ? Ou faut-il n'avoir pour seul mot d'ordre que le statu quo, puisque la crainte du changement est, elle aussi, au cœur du non ? Et quelle partie du message faire prévaloir, au chapitre de l'identité française : celui des souverainistes, ou celui des socialistes?

Faute d'entreprendre les efforts nécessaires pour ajuster la demande et l'offre d'emplois, le risque est en tous cas de continuer de susciter des réactions hostiles envers les étrangers. Il y a vingt ans, l'extrême droite affirmait que la cause du chômage était l'immigration maghrébine. Aujourd'hui, c'est du "plombier polonais" que viendrait tout le mal. Mais le pelé, le galeux n'est pas seulement à l'Est. Il est aussi au Sud. Le président d'Attac, organisation qui a milité intensivement pour le non, a présenté, dans ces colonnes, l'Espagne, le Portugal et la Grèce comme un groupe de pays "sous perfusion permanente de fonds européens" et qui, pour cette raison "acceptent toutes les directives qui passent dans la crainte de perdre leurs financements". A de tels propos, on mesure la ferveur européenne et internationaliste des tenants du non "de gauche".

Celle-ci n'a sans doute pas encore pris la mesure – troisième impasse – de l'onde de choc : la gauche est, en effet, plus que la droite, atteinte par la victoire du non. Car le référendum s'est joué dans ses rangs. Pour tous ceux qui, au Parti socialiste, mais aussi au Parti communiste et même à l'extrême gauche, s'étaient convertis à la réalité européenne, c'est une grave régression. Le débat sur la Constitution a fait de l'Union européenne la ligne de partage entre les "sociaux-libéraux" et les "anticapitalistes", les réformistes et les partisans d'une "rupture". Alors qu'un accord existait à gauche, depuis François Mitterrand, pour considérer l'Europe comme un nouvel espace politique à investir et pour tenter de renforcer sa dimension politique, justement, afin de contre-balancer le pouvoir économique, le refus du projet constitutionnel a rejeté la critique sociale de l'Union du côté de la crispation nationaliste.

Quoi qu'ils en disent, en effet, les anti-européens de gauche n'ont pas seulement additionné leurs voix avec celles de Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers. Ils ont mêlé leurs voix. Et certains arguments ont circulé, de la droite nationaliste à la gauche radicale. La gauche française court donc le risque d'être paralysée par cette "fracture européenne" comme elle l'a été, dans les années 1950 à 1980, par la question soviétique. Ou comme la gauche britannique quand il s'est trouvé une majorité, au Parti travailliste, pour porter à sa tête l'anti-européen et neutraliste Michael Foot, en 1980. Le Labour a mis dix-sept ans à retrouver le chemin du pouvoir sous la direction de Tony Blair.

Fin d'un consensus

La droite a pour elle d'avoir été suivie par 80 % de son électorat, qui a voté oui comme l'y invitaient ses chefs. Jacques Chirac n'a pas mis son mandat en jeu. La majorité parlementaire n'est pas ébranlée par le résultat du scrutin. Il n'y a donc pas de raison d'attendre ou de demander le départ du chef de l'Etat, comme l'ont fait Le Pen et de Villiers. Le changement de gouvernement procurera au président et à son camp le répit nécessaire pour tenter de prendre un nouveau départ. Reste l'essentiel : quelle politique pour répondre au non exprimé par les Français ? De quelque manière que l'on interprète la vague protestataire, elle signifie que le système français – exception ou modèle, comme on voudra – ne marche pas. Il est plus que temps d'en prendre acte et d'y porter remède.

Si l'on veut trouver du mérite à ce triste non, alors il faut dater du 29 mai 2005 la fin d'un consensus français attaché à ce que rien ne change. Cesser de se bercer de l'illusion d'un idéal français, que l'Union européenne aurait le grand tort de ne pas adopter, voilà à quoi nous invitent ce référendum et le débat qui l'a précédé. Essayons d'éviter, comme certains nous le suggèrent déjà, un repli sur une conception étroite de "l'intérêt national". Faisons, sans complaisance et sans aveuglement, l'inventaire de ce qui ne va pas, de ce qui ne va plus, de ce que les Français n'acceptent plus ou ne devraient plus tolérer, et explorons les voies qui permettraient au pays de retrouver son chemin, de redonner confiance à ces classes moyennes qui ont l'impression de perdre pied. Et souhaitons que le changement redonne à la majorité des Français le désir de l'Europe.