Non au non, bien sûr!

Jean Daniel
Le Nouvel Observateur. Semaine du mercredi 24 mars 2004 - n°2107

Je n'ai jamais eu l'esprit pétitionnaire. Pourtant je vais signer l'appel de ceux qui s'alarment à l'idée que le non à la Constitution européenne pourrait l'emporter. Au moins cette peur est-elle claire. Il ne s'agit pas de se livrer à un éloge dévot des dispositions de ce qui n'est jamais qu'un traité constitutionnel. Avec le traité, l'avenir de l'Europe n'est aucunement assuré d'être radieux. La question est de décider si, face à cette incertitude du meilleur, on n'a pas la certitude du pire. Chacun doit décider pour son propre compte si la victoire du non constituerait un mieux.
Avec une conviction que je voudrais contagieuse, je réponds de toutes mes forces non au non. Cette façon de poser la question a l'avantage de l'humilité. Au degré de passion où en est arrivé le débat, je refuse de jouer les chœurs antiques formulant des imprécations antagonistes. Je m'interdis de me livrer à un quelconque procès d'intention en accusant ceux qui sont d'un avis contraire au mien de toutes les lâchetés ou de tous les aveuglements. D'où vient alors ma conviction? En premier lieu, et peut-être essentiellement, de l'idée que l'Europe est une idée française, engageant la France et promue par elle. Or, on n'y pense pas assez, cette idée est peut-être l'une des rares, sinon la seule, à sauver le xxie siècle d'un écrasant déshonneur.
L'idée européenne n'est pas un héritage. C'est l'expression d'une volonté. Grâce à elle, on a rompu avec l'héritage des conflits pour imposer une volonté de paix. Cette construction s'est faite en termes de dynamique, de pari et d'audace. La victoire du non serait symboliquement celle du frein, de l'inhibition et de la régression. Si les partisans du non l'emportent, la France ne sera plus une nation guide. Elle ne sera au mieux qu'une société «raisonnablement» frileuse devant l'avenir et son audience dans le monde ne pourra plus être la même.
Encore une fois, je me rabats sur le raisonnement le plus simple, le plus élémentaire, le plus pratique. Si l'on refuse la Constitution, si on lui dit non, qu'est-ce qui arrive? Est-on, surtout, en situation d'obtenir quoi que ce soit de meilleur que ce qui se trouve dans le texte actuel? Quelle occasion se présentera? Et si une autre occasion se présente, comment serons-nous unis, entre Français et entre Européens, pour la faire valoir? Comment se fait-il qu'en dépit de tous ses talents un Laurent Fabius ne soit pas arrivé à répondre simplement à cette question?
Ce qui conforte ma conviction, je dois l'avouer, c'est le cas que je fais de l'un des plus grands européens: Jacques Delors. Vous faites donc dépendre votre avis de quelqu'un d'autre, me dira-t-on? Pas forcément. Il m'est arrivé de me trouver en désaccord avec des guides que j'admirais: Camus sur l'Algérie, Mendès sur le gaullisme, Mitterrand sur l'immigration, etc. Et je suis en désaccord aujourd'hui avec Soljenitsyne sur la Tchétchénie. Mais lorsque, pesant le pour et le contre, je vois se dégager en moi une vérité dans sa lumière, lorsque dans ce monde obscur et tourmenté j'aperçois mon chemin au-delà des obstacles, alors je suis heureux de retrouver un guide qui dans d'autres occasions a prouvé sa clairvoyance et son expertise. Sur l'Europe, j'accepte d'être guidé par Jacques Delors.
Pétition pour les Tchétchènes
Non, je n'ai jamais eu l'esprit pétitionnaire. L'idée d'avoir à me prononcer sur tout et n'importe quoi, à n'importe quel moment et avec n'importe qui m'a toujours paru arrogante et superficielle. D'autant que l'effet des pétitions s'annule au fur et à mesure qu'elles s'accumulent. Mais il me faut constater que le dénigrement de la pétition peut être aussi facile que sa mode. Et que, là comme ailleurs, il convient de se rabattre sur la plus grise et la plus banale des conclusions: c'est une affaire de circonstances, tous les cas ne sont pas les mêmes. Il peut y avoir des occasions pour qu'une pétition bien rédigée, rassembleuse et signée par des gens qui n'ont pas la démangeaison de le faire, soit susceptible d'avoir une signification et un résultat. Ce fut le cas au moment de l'affaire Dreyfus, à la Libération, contre certaines affaires d'épuration. Ce fut le cas pendant la guerre d'Algérie, contre la torture ou pour l'insoumission, et ensuite pour le droit à l'avortement.
Mais on ne peut jamais dire à quoi sert vraiment une pétition. Prenez le cas de la Tchétchénie. S'il est une cause simple, ou qui paraît telle, c'est bien celle-là. Il y a des occupés et des occupants depuis plus d'un siècle. Il y a une population qui refuse de voir sa souveraineté aliénée et qui combat pour son indépendance. Mais voilà. A partir du moment où il y a combat, il y a évidemment atrocités, et des deux côtés. Et, comme on l'a vu pour le massacre des écoliers de Beslan, les victimes peuvent aussi devenir des bourreaux. Il reste cependant qu'il y a une monstrueuse disproportion entre la puissance de l'occupant et la résistance, fût-elle barbare, de l'occupé.
Si je signe une pétition exigeant que les Britanniques, les Allemands et les Français entraînent les Américains à lancer un ultimatum à Vladimir Poutine, en voyage en Europe, ai-je des chances d'être entendu? Les Américains ont besoin du soutien des Russes dans les négociations qu'ils mènent aux côtés des Européens pour obtenir une suspension de l'équipement nucléaire de l'Iran. Vladimir Poutine, comme l'an dernier les Israéliens, dit aux Occidentaux qu'il ne voit pas pourquoi la lutte contre le terrorisme islamiste s'arrêterait aux portes de Grozny. Et il procure toutes les pièces pour prouver l'islamisation croissante de la résistance tchétchène. Cela ne convainc pas? Bien sûr que non. Mais cela importe pour l'opinion russe et il faut le savoir.
Ainsi Soljenitsyne, le grand héros antitotalitaire, qui fut l'idole d'André Glucksmann - lequel nous appelle à pétitionner pour la Tchétchénie -, affirme que la Russie a des droits historiques au nom desquels il lui convient d'imposer des liens étroits entre la Russie et la Tchétchénie. Le grand homme du goulag fait ici un faux pas. Son raisonnement ne tient pas la route. Mais l'opinion d'un homme de cette stature ne peut être indifférente aux Russes. Que faire alors? Eh bien, il faut se solidariser à tout prix avec les Tchétchènes. Non pas en espérant que la pétition va changer la face du monde, mais simplement pour que les Tchétchènes eux-mêmes le sachent. Cela prive du pathétique et du péremptoire, mais cela ajoute à la lucidité. N'est-ce pas Péguy qui parlait d'une «fraternité responsable»?